2011 : nous venons d’arriver à Londres pour y voir fille et gendre, des émeutes y éclatent
2017 : nous venons d’arriver à Cayenne dans le même but, la révolution se déploie
nous serons bientôt interdits de séjour sur les territoires nouvellement habités par notre fille
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2017, dimanche 2 avril, 18h, Cayenne, devant la préfecture, petite foule, 1 000 ? 2 000 personnes ? je ne sais pas compter … les représentants des « collectifs » vont rendre compte des discussions qu’ils ont eues avec la ministre Ericka Bareigts (Outre-Mer)
elle a posé sur la table un peu plus de 1 milliard d’€ en réponse aux principales revendications : sécurité, santé, éducation, économie, agriculture …
19h, la nuit est tombée, les leaders sortent sur le balcon ; on peine à comprendre – ils parlent créole et la sono est mauvaise – mais les discours sont au refus : ils veulent 2,5 milliards de plus ; les barrages seront maintenus, lundi sera ville morte et mardi un meeting est organisé à Kourou ; il faut faire pression jusqu’au conseil des ministres de mercredi
à l’applaudimètre, la foule semble partager le refus : elle scande « dé-ter-mi-nés, im-mé-diat, … » mais si l’on y regarde de plus près, une bonne partie – la moitié ? plus ? – fait la gueule et en tous cas fait silence ; manifestement, tout le monde ne partage pas l’enthousiasme des orateurs
le lendemain lundi, sur le site de France Guyane, journal local, beaucoup d’interventions sur le thème « je n’irai pas à Kourou » et « on ne leur a pas donné mandat pour demander l’indépendance » ou « l’essentiel est obtenu » …
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le département le plus grand – de la taille de la région Nouvelle Aquitaine – et le plus pauvre de France, 250 000 habitants, des frontières impossibles à contrôler, quelques richesses naturelles – un peu d’or, du bois, du soleil, de l’eau, de la place, une forêt et une biodiversité peu communes
peu d’industrie – les mines, le barrage hydro-électrique, le Centre Spatial Guyanais (CSG), un peu d’agro-alimentaire -, peu de tourisme, peu d’agriculture, des problèmes de transport compliqués – de vastes régions sont seulement accessibles en pirogue ou en avion -, un commerce de détail surtout familial et une administration locale jugée pléthorique
sans parler des clandestins, la population est peu homogène : 40 % de Créoles* – descendants d’esclaves émancipés en 1848 -, 26 % de Noirs-Marrons – descendants d’esclaves qui se sont révoltés ou échappés-, 20 % de Métros – plus ou moins récents et plus ou moins stables – des Amérindiens et toutes sortes d’immigrés – Mhongs (depuis 1977), Chinois, Brésiliens, Surinamais … clandestins ou non … –
pour simplifier, le commerce de détail est le fait des Chinois, l’agriculture celui des Mhongs, des Noirs-Marrons et de quelques Métros, les Amérindiens sont dans la forêt, la politique et l’administration territoriale est tenue par les Créoles, les Métros encadrent l’administration centrale, l’industrie et le Centre Spatial Guyanais ; les immigrés sont un peu partout
au rythme d’une immigration importante, la population Créole voit son influence se diluer
le taux de chômage est de 20 % (le double de la métropole)
le Centre Spatial n’est pas l’acteur – qu’il devrait être – du développement d’un tissu d’entreprises locales à sa mesure ; il a besoin d’une application informatique ? un acteur local la lui propose, il préfère la faire développer à Toulouse ; vient-il de confier un gros chantier à Eiffage ? c’est de métropole que l’entreprise fait venir les 3 camions-toupies nécessaires plutôt que de sous-traiter sur place – c’est l’incident qui mettra le feu aux poudres – … et puis le CSG est exonéré de l’Octroi de Mer, cette taxe sur les importations qui remplace la TVA – inexistante en Guyane – et qui contribue au financement du Territoire …
la Métropole n’est pas toujours très adroite : les programmes scolaires ignorent superbement qu’on est en Amérique Latine (ils parlent de fraises et de printemps à des enfants qui ne connaissent ni les fraises ni le printemps), les règlements agricoles ne sont pas adaptés aux conditions locales : terrains, productions, méthodes de culture etc …
dans l’industrie, les délais de paiement – pour l’essentiel sur des commandes publiques – sont plus de 2 fois plus longs que ceux qui ont cours en France métropolitaine, ruinant leur trésorerie**
la délinquance est très présente ; les cambriolages se font à l’arme de poing ou au fusil à canon scié, y compris lorsqu’il sont commis par des enfants …
ajoutez le sentiment – hyperbolique – d’une France qui oublie la Guyane, un personnel politique et une administration locale peu compétents et pas représentatifs de l’ensemble de la population
… l’argent manque et le mécontentement est général …
tout cela est ancien
en 2013, Hollande propose au Territoire un Pacte de développement sur dix ans doté d’une enveloppe de de 4 milliards d’€, à charge pour l’administration locale de monter les dossiers qui permettront de le mettre en oeuvre ; les dossiers n’arriveront jamais à Paris … ; en 2017, le pacte est au point mort
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c’est dans ce contexte que, sur un incident – une manifestation devant le Centre Spatial Guyanais bousculée par les gardes mobiles – le 20 mars – ou peut-être le 21 -, tout explose ; le mouvement est lancé
tout le monde participe : le Medef local, les agriculteurs – sauf les Mhongs -, les syndicats, les enseignants, la santé, les Chinois, les transporteurs, les Amérindiens, … tout le monde et jusqu’à un mystérieux groupe des « 500 frères » – qui sont en réalité une quarantaine – des Créoles bodybuildés et cagoulés dont la préoccupation de départ est la sécurité
tout le monde, sous le slogan nou bon ké sa (y’en a marre)
le jeudi, une grande manifestation regroupe entre 12 000 et 20 000 personnes à Cayenne – pour une agglomération de 100 000 habitants …
le gouvernement envoie une mission d’experts le samedi 25 et les ministres – Ericka Bareigts (Outre-Mer) et Matthias Fekl (Intérieur) – le mercredi 29
le 30 mars, après une prise de contact vigoureuse – format des discussions, place de la presse, place des élus – les collectifs remettent aux ministres les revendications et ceux-ci promettent des réponses pour le 31 ou le 1er avril ; la ministre des outre-mer présente des excuses à la Guyane
dimanche et jusque tard dans la nuit de dimanche à lundi, grande négociation entre les collectifs et Ericka Bareigts ; 11 protocoles d’accord sont signés sur chacun des dossiers en discussion ; il y en a pour 1,085 milliards d’€ ; il est convenu que Conseil des Ministres validera mercredi ces mesures d’urgence ; bref, tout va bien lorsque, patatras, à 3h30 du matin, le représentant des 500 frères interrompt la séance et réclame 2,5 milliards de plus sans autre forme de procès ; interruption de la négociation …
une nouvelle démonstration de force – moitié moins nombreuse que la semaine précédente à Cayenne – est organisée le mardi 4 avril à Kourou devant le Centre Spatial : une délégation pénètre dans le Centre pour rencontrer le directeur et décide d’occuper la salle de réunion ; les collectifs s’imaginent que l’Union Européenne, devant le blocage du CSG, fera pression sur la France et garantira l’application de l’accord à venir
l’évacuation a lieu, sans gloire – une centaine de personne attend les « héros » à la sortie du Centre – le lendemain mercredi ; ce même jour, le conseil des ministres confirme 25 mesures pour 1,085 milliard d’€ et annonce une aide d’urgence supplémentaire de 500 millions pour la Collectivité Territoriale de Guyane mais il refuse de signer le chèque en blanc de 2,1 milliards supplémentaires demandé par les collectifs
le blocage persiste
le patronat commence à trouver que tout cela coûte cher, les magasins se vident ; la population n’est plus aussi enthousiaste : vendredi il n’y a que quelques centaines de personnes devant la préfecture quand – premier incident violent depuis le début du mouvement -, le commissaire de police allant au contact des manifestants prend des coups et doit être hospitalisé
les barrages étant ouverts le dimanche 9 avril, nous réussissons à avoir un avion
les nouvelles du front ? aujourd’hui 17 avril, il semble que peu à peu les choses se décantent : une pétition a été lancée pour l’interruption du mouvement et la presse se fait de plus en plus l’écho de divisions à sa tête ; les agriculteurs sont partis depuis longtemps et certains des transporteurs – sans eux, difficile de barrer les carrefours – commencent à retirer leurs véhicules …
les barrages sont ouverts tout le week-end de Pâques et « jusqu’à nouvel ordre » … compte tenu de l’actualité en métropole, il est possible que l’affaire en reste là …
quelques mots de l’organisation du mouvement
les collectifs sont regroupés sous la bannière Pou Lagwiyann dékolé (pour que la Guyane décolle)
le mode d’action est le blocage des ronds-points essentiellement avec des camions mis à disposition par les transporteurs ; l’efficacité est totale quand le barrage est fermé et s’il n’y a pas violence, c’est parce que chacun y met du sien ; nous avons pu en prendre la mesure lorsque, suite à une consigne mal comprise, l’un des gros bras gardant un barrage a cru que nous voulions le forcer ; le débat consécutif, animé, a bien failli mal tourner …
résultat : toute une région bloquée, 1 000 conteneurs – dont celui du déménagement de ma fille – détournés du port de Cayenne vers les pays alentours, l’approvisionnement des magasins interrompu, 3 semaines de scolarité perdues pour les élèves, des centaines de petites entreprises à l’arrêt – beaucoup en danger de faillite – faute de clients ou de salariés empêchés d’aller au travail …
les troupes réellement actives comptent au total un petit millier de personnes, les acteurs principaux étant les « 500 frères », les syndicalistes de l’Union des Travailleurs de Guyane (UTG) – la CGT locale -, des transporteurs, des enseignants, quelques autres … mais pas les habitants des bidonvilles …
ce sont eux qui veillent au respect des consignes du collectif : fermeture des magasins, blocage – y compris en coupant le courant – des administrations, …
c’est fait plutôt intelligemment ; l’organisation est discrète – seuls quelques porte-parole sont visibles – mais efficace : pour limiter les impacts sur la population, les magasins ont la permission d’ouvrir de temps en temps, on peut circuler certains jours et la nuit, ce qui concerne la santé fonctionne tant bien que mal … mais le blocage est réel, et imposé …
c’est un piquet de grève à l’échelle du pays
si le mouvement s’était arrêté avec la négociation du 31 mars, c’eût été un triomphe … maintenant, il risque le fiasco …
Maurice Thorez avait raison : il faut savoir terminer une grève***
Daniel Gendrin
J’étais Directrice régionale de l’environnement de Guyane de 1999 à 2004. Un pays (et un peuple) vivant, passionnant, complexe alors que de nombreux documentaires ne nous le montrent que par le prisme des trafiquants d’or ou du folklore. Je vous recommande quelques livres si vous voulez mieux connaître sa réalité: les 3 polars de Colin NIEL qui s’y passent (tout moteur de recherche internet vous en donne les titres; il a même eu l’honneur de quelques prix littéraires)
Et le livre de Christiane Taubira « Mes météores » dont le point de vue créole change le prisme de notre expérience « métro »et le replace dans une perspective historique. J’admire les qualités de synthèse de Daniel; je n’aurais pas fait mieux en si peu de mots. Mais l’état n’y est pas, n’y fut pas que maladroit. Il y a transposé ses stratégies coloniales puis d’un état centralisé (on nous a habitué à tout attendre de Paris ici comme là-bas, on y plaqua de grandes planifications, des politiques de peuplement) le contexte économique global sert les mêmes intérêts qu’ici, avec le même renforcement des inégalités. La décentralisation ne transforme pas ces rapports de force par un coup de baguette magique, les « plans de rattrapage » non plus. Tout n’est pas lié au passé colonial ni à l’immigration massive mais tout est plus compliquée que dans toute région métropolitaine par ce passé spécifique et les rapports sociaux compliqués qui en ont découlé.
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merci, Claire de ce commentaire
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