disons-le tout net, je partage l’analyse de Thomas Piketty quant aux risques que les inégalités à nouveau croissantes font courir au monde, même si je suis réservé sur certains points
quant à ses propositions, elles méritent qu’on y réfléchisse
- sur l’analyse
- oui, les inégalités croissent dans le monde
- oui, c’est un problème idéologique
- oui, outre le fait que ce n’est pas juste, c’est un danger pour la démocratie : lorsque les 1 % détiendront 90 % du patrimoine, ils ne laisseront plus passer les lois qui leur nuiront
- et donc oui, il faut faire quelque chose …
2 réserves :
l’auteur est gêné aux entournures – il ne fait que l’évoquer – par le fait qu’en France la distribution des revenus est peu inégale même si les inégalités de patrimoine s’envolent, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences sur celles du revenu
par ailleurs, Piketty minimise l’influence de la concurrence fiscale entre pays européens et fait semblant de croire que l’on peut faire ce qu’on veut indépendamment des décisions des autres ; ce que peuvent faire les États-Unis, la France seule ne le peut pas – on a bien vu ce que les largesses de 1981 ont coûté au pays
2. sur les propositions :
je ne commente ici que les 3 propositions-clefs retenues :
- une réforme du fonctionnement de l’Eurogroupe
- une autre distribution du pouvoir dans l’entreprise
- une redistribution massive – et originale – du capital
sur l’Eurogroupe
l’idée de créer une assemblée propre aux pays de la monnaie unique pour voter le budget et en contrôler l’application a du sens et la composer paritairement de députés nationaux et européens est astucieux : cela permettrait, selon ses promoteurs, de « mouiller » les parlements nationaux et de rapprocher les décisions des citoyens
cela étant dit, je suis sceptique : la gouvernance de l’Europe, faisant la part entre les intérêts communs et ceux de chaque pays, réussit l’intégration progressive de 27 pays différents dont l’histoire millénaire est avant tout celle d’une longue série de conflits meurtriers – la génération qui nous précède a connu une guerre mondiale née en Europe et il n’y a que 30 ans que les Européens de l’Est sont sortis de 45 ans de dictature et d’occupation étrangère …
on peut se laisser le temps d’une ou deux générations pour apaiser les méfiances …
NB : le Brexit montre que nous sommes dans un espace de liberté
on ne change pas une équipe qui gagne ; il ne me semble pas opportun de créer cette nouvelle assemblée et de trop séparer ainsi la gouvernance de l’Eurogroupe de celle de l’Union
sur la distribution du pouvoir dans l’entreprise
Piketty propose que les Conseils d’Administration ou ce qui en tient lieu soient paritairement composés de salariés et de représentants des actionnaires
cela fonctionne depuis la fin de la guerre en Allemagne et on ne sache pas que cela ait nui à l’efficacité du capitalisme allemand
l’argument selon lequel les syndicats français sont trop révolutionnaires pour que ce soit possible ne tient pas : c’est l’histoire de la poule et de l’oeuf ; à patronat de choc, syndicats révolutionnaires ; changez les règles, vous changerez les acteurs
je partage donc l’avis de l’auteur : on pourrait le faire en France ; la Loi Pacte de 2019 en est une amorce, il suffit d’aller plus loin
sur la redistribution des patrimoines
Thomas Piketty propose de réévaluer de plusieurs points de PIB les impôts payés par les riches en jouant sur la progressivité de l’impôt sur le revenu et en rétablissant ceux sur la fortune et sur les successions
rien de neuf par rapport à son livre précédent
il innove sur l’utilisation de l’argent ainsi prélevé en proposant de le redistribuer à chaque jeune sous la forme d’un important capital – supérieur à 100 000€ – le jour de son 18ème anniversaire
je dois reconnaître que ma première réaction a été un haussement d’épaules : trop facile ! … et l’idée, soumise à quelques amis, a provoqué spontanément la même réaction … et puis …
3 objections majeures ont été émises :
- rien n’est gratuit
- ils vont le gaspiller
- cet argent ne sera pas investi
rien n’est gratuit ? justement si : la moitié d’entre nous hérite d’argent gratuit, l’autre moitié de rien ; il s’agit de répartir autrement, de manière exactement égale, une partie du capital du pays
ils vont le gaspiller ? sans doute beaucoup d’entre eux vont-ils le consommer, pour partie en biens durables ; mais combien achèteront un appartement ? combien créeront une entreprise ? combien de start-up en gestation ? combien de futures licornes* ? et tous ces départs dans la vie facilités …
cet argent ne sera pas investi ? pas vrai : au bout du compte, il aboutira dans les entreprises via la consommation ou l’investissement ; simplement, ce ne seront plus les mêmes acteurs ; et puis, il arrive aux riches eux-mêmes d’investir de travers ; il y a des exemples …
cette idée mérite donc qu’on y réfléchisse : place aux réactions de mes lecteurs …
3. en conclusion :
je partage les préoccupations de Thomas Piketty et j’aime bien 2 des 3 propositions-clefs que j’ai soulignées tout en restant convaincu que la priorité est d’agir sur la concurrence fiscale intra-européenne
la bataille mondiale du retour sur les dérégulations de l’ère Reagan / Thatcher est engagée depuis une petite dizaine d’années ; elle se gagne, peut-être, progressivement
c’est une bataille culturelle ; le livre de Thomas Piketty en est un instrument important
Daniel Gendrin
PS : en Europe comme aux États-Unis, le patrimoine hérité représente un peu plus de la moitié du patrimoine total (cf lien) et, depuis 1980, la part héritée croît d’environ 5 % tous les 10 ans, avec une tendance à l’accélération ; de quoi réfléchir à la légitimité de l’impôt sur les successions
- une licorne est une start-up dont la valeur dépasse le milliard de $ en bourse
oui, l’héritage est fondamentalement inégalitaire. Il suffit pour le comprendre d’être un enfant de famille nombreuse et de se comparer à d’autres qui sont enfants uniques. Une des difficultés des immigrés est également lié à ce mécanisme : ils arrivent souvent en France avec rien dans les poches …
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